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Mon Quotidien / Épisode 8 : Ce fossé entre le pro et le perso, entre visages et vérités invisibles

Le bâtiment dans lequel je travaille se dresse comme une énigme insolente au milieu de Nouakchott. Une tour de verre et d’acier, si brillante qu’elle semble vouloir refléter un avenir que peu d’entre nous vivrons. Huit étages de froideur impeccable, un design pensé pour un autre climat, une autre réalité, où les grandes ambitions se heurtent au vide des couloirs et des esprits qui les traversent.

À l’intérieur, tout semble codifié, presque figé. On y parle peu, on y marche vite, comme si ralentir trahirait une faille. Et moi, parmi eux, je ne suis qu’un artisan d’idées, un tailleur de concepts, oscillant entre la création et l’abstraction. Les tâches qui me sont confiées n’ont pas de nom, ou si elles en ont un, il se perd dans le brouillard des mots clés et des réunions interminables. On me demande de donner de la vie à ce qui n’en a pas, d’imaginer ce qui n’existe pas encore. C’est là mon rôle : insuffler du souffle là où il n’y a qu’un souffle coupé.

Mais ces tâches, qu’ont-elles de concret ? Elles ne s’empilent pas sur un bureau, ne remplissent pas des pages, et ne pèsent pas dans une main. Elles flottent, intangibles, entre les attentes des autres et ce que je peux réellement offrir. Ce sont des idées que je cisèle dans l’ombre, avec une précision presque chirurgicale, mais dont la valeur ne se mesure qu’en échos, rarement en applaudissements.

Et puis, il y a le fossé, immense et profond, entre ce que je fais et ce que je ressens. Je m’extirpe de cet immeuble, le soir venu, vidé mais habité d’une étrange résignation. Une fois dehors, l’air de Nouakchott change tout. Les rues, imparfaites et poussiéreuses, me rappellent une autre vérité : le froid mordant de l’hiver mauritanien, ces longues marches jusqu’à chez moi, sans un sou pour adoucir le trajet. Le poids des attentes, celles que je porte au bureau, se mêle à l’humilité de ces instants où la vie reprend ses droits.

Je pense à mes poches vides, à cet argent qui m’échappe comme une promesse trop souvent répétée. Mais peut-être est-ce là la véritable abstraction : travailler pour nourrir des espoirs qui se dissipent dans le vent, créer des idées qui ne m’appartiennent jamais, et marcher, toujours marcher, pour rejoindre un “chez-moi” qui n’a rien d’un refuge. Le soir, à bout de forces, je m’allonge dans mes habits, sans même prendre le temps de les quitter, car le lendemain n’attend jamais.

Dans ces rues, je croise des regards, des visages marqués par la fatigue, le doute, ou l’indifférence. Certains semblent me juger, d’autres m’ignorer, et parfois, un sourire éclaire brièvement l’obscurité. Ces visages racontent des histoires que je devine sans les comprendre tout à fait : des récits de survie, de rêves brisés, ou peut-être simplement d’habitudes.

Et moi, que voient-ils en moi ? Un homme qui marche vite, la tête basse, ou peut-être un étranger dans un décor familier. Je pourrais leur dire que moi aussi, je ressens cette fatigue, ce froid, cette solitude. Mais les mots seraient superflus. Dans cette ville, chacun porte ses fardeaux en silence, comme si les partager les rendrait plus lourds encore.

Et pourtant, malgré tout, je continue de donner. Donner aux autres, même lorsqu’ils ne le méritent pas, c’est une façon de tenir. Mais il y a une ironie cruelle dans ce don : il n’est jamais reconnu à sa juste valeur. Les sourires que je partage, les idées que je forge, les sacrifices invisibles que je fais – tout cela semble s’évaporer dans l’air froid de Nouakchott, comme si l’humanité elle-même ne savait plus comment recevoir.

Dans ce bureau aux allures de cathédrale moderne, je donne des réponses à des questions que personne ne pose vraiment. Et dans ces rues, je donne de mon temps, de ma présence, même lorsque je ne reçois rien en retour. C’est ainsi que je vis, que je m’accroche à ce fil ténu qui sépare le sens de l’absurde.

Le bureau, avec ses vitres étincelantes et ses couloirs trop propres, est une métaphore de l’absence. Chaque jour, je m’y rends comme un acteur monte sur scène, jouant un rôle qu’on attend de moi mais qui n’est jamais tout à fait le mien. Mes collègues, ces ombres silencieuses, perçoivent peut-être une version de moi qui n’existe pas. Et moi, je leur rends la pareille, les voyant comme des silhouettes dans un décor qui ne nous appartient à aucun de nous.

Mais dans cette absence, il y a aussi une étrange forme de présence. Une lutte, un combat pour rester humain malgré tout. Et c’est cette humanité que je cherche, dans mes tâches abstraites, dans mes marches solitaires, dans les visages des inconnus que je croise.

Coach Oumar Sy

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